Patrick McGrath : « la « valeur-choc » est souvent surévaluée »


Alors que l’art conceptuel, la vidéo et les installations semblent avoir dominé le monde de l’art depuis quelques décennies, dessiner et peindre apparaissent comme une sorte de résistance, attachée à la beauté, à la forme et à la technique, prolongeant une tradition longue de plusieurs siècles. Quelle importance accordez-vous à la technique du dessin et au savoir-faire en général ?

Pour moi, dessiner est l’expression quintessentielle de toutes les formes d’art visuel. Apprendre à maîtriser les techniques du dessin est d’une importance capitale pour l’artiste, non seulement pour comprendre le monde autour de lui ou d’elle, mais encore de le faire sien afin d’être capable d’y réagir de la façon la plus naturellement créative possible. Voyez simplement les enfants avec leurs crayons !

Depuis que les humains ont commencé à écrire dans des grottes il y a environ 40 000 ans environ, cela a toujours été la forme la plus sincère et directe d’art qui ait existé. Aucune installation ni œuvre d’art contemporain ne peut se vanter de participer d’une forme longuement et bien établie de pratique enracinée dans notre psyché collective aussi bien que le dessin et la peinture. Pour moi, davantage qu’une forme de résistance, c’est simplement naturel.

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Qu’est-ce que le tabou introduit et causé par ce que Harold Rosenberg a nommé la « Tradition du Nouveau », en tant que refus du passé, des racines, de la forme et des règles de l’art, vous inspire ?

De la même façon qu’en témoigne le nombre de religions dans le monde, souvent les mouvements artistiques débutent en réaction contre une autorité, en rébellion contre la règle établie ou un ensemble de règles. Cela commence à petite échelle, avec une personne radicale ou un petit groupe, souvent négligé par la société et ses institutions dominantes. Une fois qu’il a gagné l’adhésion et l’acceptation et que les gens s’y rallient, ils révoltent, les anciens faiseurs-de-règles sont renversés, un nouveau leader est élu et le mouvement/la religion devient institutionnalisée. Une fois que cela advient, il reproduit ce contre quoi il s’est d’abord rebellé et s’y substitue. Cela arrive sans cesse à travers l’histoire et il est assez aisé de tomber dans ce piège. Il suffit de nous rappeler que le monde n’est pas tout noir ou tout blanc.

La devise classique « plaire et instruire » fut longtemps un principe fondateur de l’art. Il n’a plus court depuis que les avant-gardes successives ont œuvré à l’avènement de la liberté singulière de l’artiste et à enterrer l’académisme. Que vous inspire pourtant cette devise ?

L’histoire de l’art ressemble à une succession de vagues, chacune se dissolvant ou réduisant un gros rocher à son noyau. Avec le minimalisme et l’art conceptuel, nous nous sommes trouvés sans même une preuve matérielle de l’existence dudit rocher. Ayant atteint une ère de dissémination massive et de trop-plein d’information et d’une vaste connaissance de l’histoire, nous en sommes à un carrefour de l’histoire, qui nous autorise à reprendre quoi que ce soit parmi ce que nous avons laissé derrière ou que nous pensions être dissout, et à le réincorporer dans un nouveau langage fait des restes des langages antérieurs et des ruines de l’histoire.

Lorsqu’il s’agit de peinture, je voudrais revendiquer la devise « m’enseigner à moi-même, me faire plaisir et, en fin de compte, me connaître à travers mon art ». Finalement, peu importe ce qu’on vous enseigne à l’école, peu importe ce que les critiques d’art disent ou quelles sont les dernières tendances, on doit se confronter à soi-même et être honnête vis-à-vis de ses pulsions créatives. La pulsion successive ayant consisté à détruire ou minimiser les formes traditionnelles d’art a été nourrie à la fois par des besoins personnels et collectifs que des artistes, à un moment, ont senti qu’ils devaient suivre. Aujourd’hui, ce n’est pas différent, mais avec de si nombreux artistes, de si nombreuses écoles de pensée, avec tant d’information et une surabondance de ressources à la disposition de l’artiste, il revient à chacun de nous de décider quel chemin emprunter. C’est comme si nous étions au milieu d’un grand supermarché de l’histoire et que nous pouvions remplir notre caddie avec ce que bon nous semble. J’incline à dire que peu importe ce qui te plaît : cela t’apprend et, en fin de compte, te donne une meilleure compréhension de qui tu es dans ce temps et dans ce lieu . Et cela est la meilleure façon de conduire une carrière d’artiste.

Il faut faire attention à ne pas méjuger la doctrine « Plaire et enseigner » trop facilement avec les préjugés de notre esprit moderne. Qui peut plaire peut aussi toucher. Qui peut toucher un plus vaste public est capable de disséminer (instruire) n’importe quel message et c’est ainsi qu’une simple œuvre d’art peut changer l’état d’esprit d’une génération entière.

Patrick McGrath Muñiz - Virgen Pacificadora, 18x24 Oil on canvas 2013 Private collection

D’autres auraient pu, avec les mêmes questions, thèmes, dénonciations que porte votre œuvre, réaliser une performance, une installation, en parfaite cohérence avec les critères dominants de l’art présent. Pourquoi, dès lors, pratiquer la peinture figurative ?

Contrairement à d’autres formes d’art telles que l’installation ou l’art conceptuel, la peinture ne mourra jamais et demeurera toujours comprise et appréciée aussi bien par la masse d’yeux inéduqués autant que par le plus avide connaisseur d’art. Dans ce sens, bien que la peinture ne puisse concurrencer le cinéma et la peinture par sa portée, elle demeure une forme d’art dont la portée est plus vaste que celle d’autres formes d’art contemporain excluantes.

En dépit de la victoire d’une certaine histoire de l’art (basée sur le conceptuel, le discours), on voit que l’art figuratif n’est pas mort, issu d’un désir de communiquer dans un langage formel compréhensible : symboles, formes familières, figure humaine, etc. Votre œuvre est exemplaire d’une fidélité (non une servilité) à la tradition picturale. Pensez-vous que la figuration ait aujourd’hui à nouveau un avenir dans le monde de l’art, après des années de marginalité ? Pensez-vous que nous puissions assister à un retour de la peinture figurative ?

Pour commencer, je pense que nous ne verrons pas un retour de la peinture figurative, parce qu’elle ne nous a jamais abandonné. Quand bien même elle a pu être marginalisée pendant un temps par l’art contemporain dominant, elle a passé l’épreuve du temps et les récents mouvements de courte durée dans le monde occidental. Le déclin des États-Unis en tant que force et influence mondiales, l’émergence économique des BRICS et du monde en développement, l’accès globalisé aux technologies de l’information, médias sociaux et la montée des blogs et avec la multiplication des sources alternatives d’information à travers le monde, je crois que le monde de l’art ne peut plus demeurer l’apanage d’un centre élitiste ni maintenir une domination tyrannique du mainstream sur le monde.

Au lieu de cela, il y a un flux pluriel de courants artistiques divers qui circule sur l’Internet dans un monde toujours plus déconnecté/connecté où, plus que jamais, l’activité artistique et les acquisitions d’œuvres, ont lieu sur Internet. Parallèle au flux libre d’information, vient un flux libre de diverses formes d’art et une démocratisation du monde de l’art lui permet d’être plus éclectique et de refléter l’esprit pluriel du millénaire que nous vivons aujourd’hui. Aussi, la peinture figurative en est à son meilleur moment, avec à la disposition de l’artiste une banque quasiment infinie de ressources de l’histoire de l’art, et du monde entier. Imaginez seulement ce que peindrait Léonard s’il avait accès à Internet !

Patrick McGrath Muñiz - Spaceage-Madona

Que peut l’art en tant qu’il est artisanat, technè, dans le monde présent, en particulier alors qu’il existe un tel consensus relativement à l’art tirant vers le conceptuel… et quand la « Gauche » semble parfois défendre absurdement cette forme d’« art » qui est illisible et, en un sens, autistique et auto-référentielle ?

L’autoréférentialité est, pour moi, le point le plus faible qu’ait ce type d’art. L’artisanat montre un engagement vis-à-vis d’une idée. Lorsqu’une œuvre d’art manque de technique ou d’habileté, elle n’est que pauvrement exécutée et c’est comme si quelqu’un avait quelque chose de brillant à dire, mais sans avoir les mots justes ou comme s’il ne maîtrisait simplement pas le langage.

Je trouve souvent que ce qui est aujourd’hui nommé art, avec son autoréférentialité isolée, manque d’engagement vis-à-vis de l’idée qu’il veut communiquer, qu’il fait effet d’un éphémère coup de gueule bardé d’excuses qu’on nomme « déclarations de l’artiste », à quoi, au total, personne ne s’intéresse. Cela devient une charge de pures apparences où les gens prétendent savoir et comprendre ce que l’artiste a fait en recourant à un vocabulaire sophistiqué et à des théories complexes pour mettre en avant leur fausse intellectualité. Tout cela est motivé par la pression des pairs et la peur de n’être pas accepté par la société de la haute culture, qu’ils idolâtrent.

Je tends à considérer que les catégories classiques demeurent pertinentes et même révolutionnaires pour les temps présents. Non pas tant afin de restaurer une peinture mythologique ou religieuse, qui étaient parties prenantes d’une domination de classe – exactement ce dont tes peintures montrent une pleine conscience –, mais avec l’idée que la plus noble catégorie de peinture est la peinture d’histoire, genre à quoi nous pourrions rattacher des peintres modernes tels que George Grosz, Zoran Mušić ou Diego Rivera. Vous considérez-vous, d’une quelconque façon, un peintre d’histoire?

Bien que j’admire la peinture d’histoire et les peintres que vous avez mentionnés, je considère l’histoire simplement comme un outil parmi d’autres pour la création artistique, non pas le point central de mon art. L’histoire doit être étudiée et réinterprétée créativement en art, dans la littérature ou au cinéma, mais nous ne devons pas en devenir obsédés. Ce qui est important, c’est ce que nous faisons de notre monde aujourd’hui et éviter de répéter les erreurs que les générations antérieures ont commises par le passé.

2. Adoracion Capital. Oil on canvas 30x30

Te semble-t-il que l’un des rôles majeurs d’un artiste puisse – voire doive – être d’avoir un engagement civique dans sa création ? En quoi te semble-t-il que l’artiste ait un rôle civique ?

L’artiste est libre de choisir son chemin propre et je ne crois pas que l’on doive attendre que l’artiste soit toujours engagé dans une cause politique ou civique. Mais le fait d’être artiste implique d’être extrêmement sensible et, de ce fait, de n’être pas « immunisé » aux problèmes qui affectent la collectivité. Pour cette raison, un artiste, d’une façon ou d’une autre doit répondre au monde qui l’entoure. Que ce soit à travers le surréalisme, le Pop Art ou le réalisme, peu importe son positionnement artistique ; ce qui est certain, c’est que son art reflétera son positionnement politique, qu’il le veuille ou pas.

Divers penseurs de l’histoire de l’art ont énoncé que le musée, en isolant l’art de la société, a changé la relation à l’œuvre, la tuant en la séparant du contexte qui lui donnait son sens. Vous, dont l’art a de façon évidente une dimension civique, pensez-vous parfois que l’art, pour pouvoir atteindre un public plus ample, doit être exposé en public, à l’extérieur ?

Je pense que oui, l’art devrait être exposé au plus grand public possible. Aujourd’hui, nous avons le grand avantage de compter avec les médias sociaux et des opportunités indénombrables de partager une œuvre d’art avec le monde à travers le web. Cela permet qu’un artiste partage son œuvre avec un public plus exclusif dans un musée ou une galerie et, à la fois, avec beaucoup plus de gens à travers de forums cybernétiques comme Facebook ou d’autres. Cela a été mon cas et j’ai trouvé une grande satisfaction à le faire de cette façon.

Symptomatique de maints aspects et enjeux de l’art contemporain, le Piss Christ d’Andrés Serrano a fait scandale à plusieurs reprises et demeure une oeuvre emblématique et controversée. Que pensez-vous du Piss Christ lui-même et de la controverse qu’il a causée ?

Je n’ai qu’une chose à dire : c’est que la « valeur-choc » est souvent surévaluée dans notre société contemporaine désensibilisée. Avec le temps, l’histoire sera le dernier juge de ce qui mérite l’honneur et de ce qui n’était que tapage. On le voit souvent dans l’industrie musicale étasunienne. Il faut se demander ce que les gens nommeront la « musique classique » de 2014 dans 200 ans. Beaucoup des meilleurs artistes sont encore à découvrir.

Quels sont les artistes actuels et actifs que vous considérez les plus intéressants ? Et qui sont vos favoris à travers l’Histoire de l’art ?

Il y a beaucoup d’artistes vivants que j’admire. Spontanément, je peux mentionner Nadín Ospina (Colombie), le groupe Mondongo (Argentine) et Enrique Chagoya (Mexique), mais il y en a beaucoup d’autres que je considère très intéressants et qui ont beaucoup à dire sur le monde d’aujourd’hui. J’aime aussi beaucoup le Surréalisme pop (ou « Lowbrow »), mouvement de la côte ouest des États-Unis.

À travers l’histoire de l’art, je tire une grande inspiration de Léonard de Vinci, Francisco Goya, Peter Paul Rubens, le Titien, les peintres baroques italiens, ainsi que José Campeche (Puerto Rico) et Miguel Cabrera (Mexique), deux des meilleurs peintres de la période coloniale dans les Amériques.

Art américain : « aucune mémoire (…), aucun symbole, aucun sens à découvrir ni aucune émotion à sentir » (Jean Clair)


Une "oeuvre" typique de Donald Judd

« L’histoire de l’art américain, de Duchamp à l’art minimal – Don Judd, Robert Morris, Kenneth Noland, David Smith… -, évoque un art qui, inlassablement, répétera qu’il n’y a rien à lire dans les formes et dans les couleurs de la modernité advenue, aucune mémoire, aucun souvenir, aucun symbole, aucun sens à découvrir ni aucune émotion à sentir, seulement des formes et des couleurs, qui ne disent jamais rien qu’elles-mêmes : « A rose is a rose is a rose… », un bleu est un bleu est un bleu, un cube est un cube est un cube. C’était l’exemple étendu à tout un continent de ce que Duchamp avait appliqué à ses petites constructions singulières, « une sorte de nominalisme pictural » avait-il écrit, une tautologie aussi obstinée que celle qui avait été le principe, si peu de temps auparavant, de l’invention du taylorisme et des objets produits à la chaîne, une Ford T est / une Ford T est /une Ford T…

Au diable Ronsard et sa nostalgie, au diable Proust et son ciel de Combray, si singulier ce jour-là et à cette heure, au diable Platon et son Beau idéal, au diable le Vieux Continent et ses fantasmagories… Il n’y a de bonne modernité, de modernité efficace et pratique, qu’une modernité amnésique ».

Jean Clair, L’hiver de la culture, éd. Flammarion/coll. Café Voltaire, 2011.

Grosz et Herzfelde : le « Bauhaus ivre de romantisme technique »


« Les meubles du Bauhaus de Weimar sont sans doute construits de façon pertinente. Et pourtant, on s’assied plus volontiers sur bien des chaises produites en séries et anonymement par des menuisiers – car elles sont plus confortables que celles conçues par un constructeur du Bauhaus ivre de romantisme technique ».

L’ensemble d’essais L’Art est en danger de George Grosz et Wieland Herzfelde a paru aux éditions Malik Verlag à Berlin, en 1925. Il donne son titre à ce volume qui comprend également La canaille de l’art de George Grosz et John Heartfield et enfin Sur le photomontage du militant et philosophe Günther Anders. Traduit de l’allemand et précédé de «  »Œil armé » & monstres photogéniques » par Catherine Wermester. Avec des dessins de George Grosz et des photomontages de John Heartfield.

Takashi Murakami, ou la « culture superplate »


« Le fossé entre cultures haute et basse a presque disparu. Dans un sens littéral, on a assisté à l’émergence d’une culture ‘superplate' », Takashi Murakami.

In 100 Contemporary Artists, éd. Taschen, 2011.

Terence Koh, ou la « poétique de la perte »


« Alors que ses déclarations publiques revendiquent un narcissisme décadent, ses oeuvres passées – périssables en raison des matériaux utilisé comme le lubrifiant, la salive, le sperme ou le chocolat – pourraient suggérer une poétique de la perte plus fragile qu’elles ne le laisseraient croire. A l’inverse, sa prétentieuse installation God (2007) suggère les prémices d’une auto-déification ».

In 100 Contemporary Artists, éd. Taschen, 2011.

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