La CIA, mécène de l’expressionnisme abstrait


"Elegy to the Spanish Republic", Robert Motherwell.L’historienne Frances Stonor Saunders, auteure de l’étude magistrale sur la CIA et la guerre froide culturelle, vient de publier dans la presse britannique de nouveaux détails sur le mécénat secret de la CIA en faveur de l’expressionnisme abstrait. La Repubblica s’interroge sur l’usage idéologique de ce courant artistique.

La première confirmation par un ex-fonctionnaire

Rome. Jackson Pollock, Robert Motherwell, Willem de Kooning, Mark Rothko. Rien moins que faciles et même scandaleux, les maîtres de l’expressionnisme abstrait. Un courant vraiment à contre-courant, une claque aux certitudes de la société bourgeoise, qui pourtant avait derrière elle le système lui-même. Car, pour la première fois, se confirme une rumeur qui circule depuis des années : la Cia finança abondamment l’expressionnisme abstrait. Objectif de l’intelligence Us : séduire les esprits des classes qui étaient loin de la bourgeoisie dans les années de la Guerre froide. Ce fut justement la Cia qui organisa les premières grandes expositions du « new american painting », qui révéla les œuvres de l’expressionnisme abstrait dans toutes les principales villes européennes : « Modern art in the United States » (1955) et « Masterpieces of the twentieth Century » (1952).

Donald Jameson, ex fonctionnaire de l’agence, est le premier à admette que le soutien aux artistes expressionnistes entrait dans la politique de la « laisse longue » (long leash) en faveur des intellectuels. Stratégie raffinée : montrer la créativité et la vitalité spirituelle, artistique et culturelle de la société capitaliste contre la grisaille de l’Union soviétique et de ses satellites. Stratégie adoptée tous azimuts. Le soutien de la Cia privilégiait des revues culturelles comme « Encounter », « Preuves » et, en Italie, « Tempo presente » de Silone et Chiaramonte. Et des formes d’art moins bourgeoises comme le jazz, parfois, et, justement, l’expressionnisme abstrait.

Une peinture archétypale de Jackson Pollock. Il n'est pas étonnant qu'un tel vide de forme et de sens pût être soutenu par la CIA comme symbole de la liberté des artistes des Etats-Unis. Une liberté absolument vide de danger et de références sociales et politiques.

Les faits remontent aux années 50 et 60, quand Pollock et les autres représentants du courant n’avaient pas bonne presse aux USA. Pour donner une idée du climat à leur égard, rappelons la boutade du président Truman : « Si ça c’est de l’art moi je suis un hottentot ». Mais le gouvernement US, rappelle Jameson, se trouvait justement pendant ces années-là dans la position difficile de devoir promouvoir l’image du système états-unien et en particulier d’un de ses fondements, le Cinquième amendement, la liberté d’expression, gravement terni après la chasse aux sorcières menée par le sénateur Joseph McCarthy, au nom de la lutte contre le communisme.

Pour ce faire, il était nécessaire de lancer au monde un signal fort et clair de sens opposé au maccarthysme. Et on en chargea la Cia, qui, dans le fond, allait opérer en toute cohérence. Paradoxalement en effet, à cette époque l’agence représentait une enclave « liberal » dans un monde qui virait décisivement à droite. Dirigée par des agents et salariés le plus souvent issus des meilleures universités, souvent eux-mêmes collectionneurs d’art, artistes figuratifs ou écrivains, les fonctionnaires de la Cia représentaient le contrepoids des méthodes, des conventions bigotes et de la fureur anti-communiste du FBI et des collaborateurs du sénateur McCarthy.

« L’expressionnisme abstrait, je pourrais dire que c’est justement nous à la Cia qui l’avons inventé -déclare aujourd’hui Donald Jameson, cité par le quotidien britannique Independent- après avoir jeté un œil et saisi au vol les nouveautés de New York, à Soho. Plaisanteries à part, nous avions immédiatement vu très clairement la différence. L’expressionnisme abstrait était le genre d’art idéal pour montrer combien était rigide, stylisé, stéréotypé le réalisme socialiste de rigueur en Russie. C’est ainsi que nous décidâmes d’agir dans ce sens ».

Mais Pollock, Motherwell, de Kooning et Rothko étaient-ils au courant ? « Bien sûr que non – déclare immédiatement Jameson- les artistes n’étaient pas au courant de notre jeu. On doit exclure que des gens comme Rothko ou Pollock aient jamais su qu’ils étaient aidés dans l’ombre par la Cia, qui cependant eut un rôle essentiel dans leur lancement et dans la promotion de leurs œuvres. Et dans l’augmentation vertigineuse de leurs gains ».

Traduction Marie-Ange Patrizio

Source : Réseau Voltaire (dont nous nous désolidarisons, par ailleurs, de la ligne éditoriale).

5 commentaires

  1. pezzatti said,

    20 mars 2012 à 5:14

    C’est un fait relativement connu que l’art contemporain a servi dansla guerre froide comme argument contre l’Est.
    Dans un livre publié dans les années 90: « Artistes sans art », l’auteur, indulgent par ailleurs pour l’expressionisme abstrait, et dont je ne me souviens pas du nom, raconte l’histoire de Castelli, vénitien, et galeriste new yorkais de Andy Warhol, entre autres. Celui-ci comprend dès après la guerre que l’Europe devant sortir de ses ruines ne sera pas marché porteur avant longtemps, et voyant dans quelle sclérose se trouve l’art nécessairement officiel en URSS, il saisit très vite que l’art « contemporain »sera une arme dans la lutte idéologique, et quel parti il peut en tirer en developpant ce bisness. Et il n’en fait pas un secret; il crée lui même les courants artistiques dans lesquels des « artistes » doivent s’insérer pour exister, entre autre le pop-art.
    Actuellement c’est presque un lieu commun de constater qu’il n’y a pas de courants créés par les peintres eux mêmes, mais que les courants sont oeuvre de marketing de managers, de marchands; (le grapphiti’art, la nouvelle figuration libre, Benito Oliva etc). Les marchands créent même les « révolutions » en art, (pissou blanc sur fond blanc, puis caca noir sur fond noir)……après leXIX et le XXéme siecle il faut avoir l’air sérieux….la révolution culturelle c’est à l’ouest!(d’où la figure de Mao chez Andy Warhol?) Et tant pis si on ne trouve pas de peintres, d’artistes avec art,une simple gesticulation suffira. Alors que la CIA est partie liée avec tout ça, c’est presque l’ordre des choses, mais ça va mieux en le disant.
    Maintenant que l’Est s’est effondré et ces pays se sont alignés sur les normes néo-libérales, le non-sens de cet « art » qui n’a rien à dire, même pas des borborygmes, tourne sur lui même et ne peut trouver aucune justification ni en lui, dans une hitoricité, ni hors de lui dans la situation historique. Et poutant il est toujours là à nous emmerder.

    • 20 mars 2012 à 9:09

      Merci Pezzatti pour votre commentaire. Le livre dont vous parlez, « Artistes sans art ? » est de Jean-Philippe Domecq.

      J’approuve vos propos, qui ont été çà et là développés sur ce site (pas tous, certes).

      Puisque Blablart a l’ambition, sur le long terme, de construire une critique de gauche contre l’art contemporain, je ne peux qu’approuver vos derniers propos sur le néolibéralisme — à la différence qu’il importe de remettre à jour le vocabulaire ringardisé précisément par les libéraux : parlons de « capitalisme » plutôt que de néolibéralisme.

  2. 21 mars 2012 à 1:08

    ok »néoliberalisme »c’esttrèsimprecis..Mais « Capitalisme »? même si je suis anticapitaliste, pour une gestion directe , le terme n’explique pas , les différences entre époques.Braque, Picasso,De Chirico, Sironi, Carrà, Beckmann, Dix, Lehmbrück, Arp…vrais créateurs, collectionnés, art diffusé à une époque bien capitaliste ; les Thyssen ne sont pas des Pinot.Le mot n’expliquepas le téléguidage ravageur pour le devenir culturel, banc d’essai de manipulations( on fait adorer nimporte quoi, il fallait voir les files pour l’expo Rotko(l’art du drapeau);ni l’aliénation totale si flagrante (trouverle »concept »,pratique venue d’ailleurs: des publicitaires, même si on emprunte le mot à Lucio Fontana).Bien sur, y’avait de l’aliénation auparavant mais pas aussi fondatrice. Certainement que l’exaltation de la rupture comme individualité,par des artistes au XX°, sans assurer de trsmission, n’a rien arrangé aux morcellements sociaux, à l’homme morcelé, laissant le champ libre à d’autres opérateurs (d’agitprop?..). Parfois quelques oeuvres surnagent même chez des artistes insipides (hasard?), ou d’autres comme Barcelo font une oeuvre + solide tout en faisant référence à cet art insipide; il est vrai qu’il est issu de la grande bourgeoisie catalane..
    Voilà on en est arrivé là, le chemin complexe etait-il entièrement déterminé?Le système cloisonné?

    • 22 mars 2012 à 2:59

      Bonjour.

      La question n’était pas tant de l’imprécision que du complexe. Pendant des années, il fallait avoir honte de dénoncer le capitalisme ; on se faisait taxer de « ringard », d' »archaïque » et pire. Depuis la campagne sur le référendum de 2005, a fortiori depuis l’élection présidentielle de 2007 et la poussée du NPA, et à plus forte raison depuis la crise financière et économique de 2007 et 2008 (qui n’en finit par de se prolonger), on observe un juste retour au vocabulaire et aux fondements idéologiques ASSUMéS de la gauche. C’est pourquoi « capitalisme » est seulement un terme plus honnête et assumé.

      Concernant la bourgeoisie, je vous renvoie vers l’essai de Hannah Arendt « La crise de la culture », dans lequel elle évoque les « philistins » et leur rapport à la culture et aux arts, principalement comme valeur marchande et sociale, càd utilitariste (ce que dénonçaient les avant-gardistes). Quelques éclairés ne font pas une majorité ou une règle. Toutefois je vous renvoie vers cet extrait, citation de Jean Clair sur la « dégradation de l’élite bourgeoise » : https://blablartcontempourien.wordpress.com/2012/01/07/de-la-degradation-de-lelite-bourgeoise/

      Je vous renvoie aussi vers un bon documentaire de la BBC diffusé sur Arte : « L’art s’explose » (visible ici : http://www.dailymotion.com/video/xbc5g1_l-art-s-explose_news). L’art comme objet spéculatif (terme dont Jean-Philippe Domecq a montré la double validité : spéculation intellectuelle et spéculation marchande).

      Je pense que, d’une certaine façon, de nombreuses manifestations dans l’art contemporain ont quelque chose d’un néo- (ou post-)académisme, d’un néo-pompérisme. Vous souvenez-vous des propos de Huysmans sur Bouguereau, de Zola sur Cabanel ? Ils dénonçaient une forme convenue et vide de toute force, vide presque de sens, un jeu formel en somme. On n’est pas loin, dans de nombreux artistes à la confluence de l’art moderne et de l’art contemporain.

      Enfin, je me permets, relativement à la question de l’hyper-individualisme et du morcellement social à la fois comme manifestation du post-modernisme et comme parallèle au néolibéralisme économique, de vous inviter à lire « L’ère du vide » de Gilles Lipovetsky, ainsi que « La pensée double » de Jean-Claude Michéa. Et même, un court essai de Ortega y Gasset qui, dès 1925, avec suffisamment d’acuité, prévoyait les perspectives de l’art dans « La déshumanisation de l’art ».

      En tout état de cause, le faisceau de raisons historiques qui ont conduit aux multiples impasses de l’art contemporain et/ou postmoderne, est vaste. La Renaissance s’en retourna vers l’Antiquité, comme les néoclassiques, les Préraphaélites vers le Quattrocento, tout comme les Italiens du Novecento ; Pugin, Ruskin et Morris vers l’artisanat médiéval ; tout un courant primitiviste vers les « arts premiers » ou le Moyen-Age européen, etc. Un retour en arrière, vers les sources, est souvent la condition d’un renouveau. Je crois voir poindre des premiers signes encourageants.

  3. 24 août 2015 à 7:08

    […] oui, il semble que la CIA , après la guerre, ait subventionné le mouvement de l’expressionnisme abstrait pour contrer […]


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