« Il a fait de son anti-exposition le contre-sujet de son œuvre »


Premier d’une probable série d’extraits du roman du peintre Pierre Lamalattie 121 curriculum vitae pour un tombeau, voici un passage où l’auteur se rend à un cours du soir du Jeu de Paume, pour y apprendre la glose et la théorie du non-art. Un délice de drôlerie et d’acuité d’observation.

« A la station Concorde, j’ai pris sans hésiter la sortie Tuileries. Arrivé à l’air libre, un double escalier montait vers les jardins. Une pancarte indiquait à droite « toilettes » et à gauche « musée du Jeu de Paume ». J’ai pris à gauche. De toute façon, les deux escaliers se rejoignaient en haut. Classique de l’extérieur, ce monument était contemporain à l’intérieur. Les séances d’

éducation à l’art contemporain se situaient au sous-sol, dans une petite salle aveugle. L’essentiel des participants étaient des participantes d’un certain âge. Chacun avait de quoi prendre des notes. Moi aussi, j’avais amené un gros classeur sur lequel j’avais inscrit « ART CON » en énormes caractères d’imprimerie. Je l’ai mis sous mon bras, l’inscription bien en évidence, et suis allé m’asseoir au premier rang. Ce premier acte d’insubordination est passé totalement inaperçu. La prochaine fois, me suis-je dit, j’essaierai avec un tee-shirt « ART CON ». Peu après est arrivé, d’un pas feutré, un conférencier en costume soyeux gris, avec une chemise également grise. Aussitôt, il a allumé son vidéo projecteur et, dans la salle, tous les stylos se sont mis en position de départ. Il s’est interrompu cependant pour sortir de son sac une liasse de documents d’une trentaine de pages chacun et les a fait circuler pour qu’on se serve.
– Je vous donne le petit document dont je vous ai parlé la dernière fois. Vous y trouverez une multitude d’éléments pertinents pour vous aider à aborder la question de la déconstruction de l’iconicité.
– Aujourd’hui, a-t-il dit dit en introduction, on va continuer le chapitre sur la critique de la représentation.
Puis, il a lancé une première image.
– Là, je ne sais pas si vous voyez très bien, mais il s’agit de six images aléatoires qui tournent en boucle. C’est un travail sur le temps qui renvoie à l’actualité actuelle. Évidemment, il y a quelque chose d’extrêmement jubilatoire dans la technique de montage qui nous donne à voir les conditions mêmes de la production de l’œuvre.
Image suivante.
– Là, comme vous le voyez, l’artiste a pris le risque de prendre un point de départ théorique, mais il passe à la pratique dans une œuvre inachevée qui a disparu depuis et qu’il n’a jamais cherché à retrouver…
Image suivante.
– Encore un travail du même artiste. Il va faire ici de son inactivité le sujet même de son œuvre, en l’enregistrant dans une performance acyclique où il reste assis en nous tournant le dos. C’est un travail sur l’isolement et la séparation.
La quarantaine de personnes présentes prenaient [sic] des notes avec régularité. Moi aussi, je prenais des notes pour mon tombeau* :

62 – Pierick
Son travail propose, ni plus ni moins,
de réinvestir de façon non linéaire
la métacritique de la représentation.

63 – Bernard
Ses recherches bidimensionnelles
essaient de faire œuvre
à partir de la question de ce qui se donne à voir.

64 – Jörg
Il a fait de son anti-exposition
le contre-sujet de son œuvre ».

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitae pour un tombeau, éditions L’éditeur, 2011.

* Le tombeau est un genre musical et littéraire (nous renvoyons, comme l’auteur lui-même, à Wikipedia : « Il était composé en hommage à un grand personnage ou un collègue musicien (maître ou ami), aussi bien de son vivant qu’après sa mort, contrairement à ce que le nom de ce genre musical pourrait laisser penser. Il s’agit généralement d’une pièce monumentale, de rythme lent et de caractère méditatif, non dénué parfois de fantaisie et d’audace harmonique ou rythmique »). Dans ce roman très comique, le narrateur – qui sur ce point se confond totalement avec l’auteur – est peintre et décide de réaliser une série de 121 portraits. Ces portraits, en nuances de gris et bleu seront encadrés en haut par le prénom de la personne imaginaire, en bas par une phrase, un slogan, qui le résume. L’affaire est désopilante, à la fois tendre et caustique, avec un regard malin et un sens aigu du trait, un art de croquer les idées dans l’air du temps, celui de l’idéologie managériale, celui du culte sordide de l’entreprise, celui de la publicité, des mass media de la sottise et du consumérisme, celui du politiquement correct – avec la langue mutilée que tout cela charrie. Ainsi, les quelques notes (62, 63, 64) sont celles que le narrateur et personnage principal du roman écrit en prévision de portraits à peindre.

NB : Les toiles étaient récemment visibles à la très recommandable – et mésestimée – galerie Alain Blondel, rue Vieille du Temple, à Paris (voir par ici).

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