Paradoxe du non-art : égalitarisme et aristocratisme


Malgré des discours parfois égalitaires, l’art contemporain promeut une hiérarchie dans la société. Cela peut prétendre que « tout le monde est un artiste » et a, à ce titre, voix au chapitre ; cela peut inviter les individus à intervenir et participer à la soi-disant œuvre dans une logique ludique qui prétend faire du « lien social » : cela est principalement l’invitation à venir dans la tête et le petit monde de l’artiste, dans sa « mythologie personnelle ». L’enjeu n’est pas l’égalité humaine, mais bien la soumission à la loi de l’artiste et du « monde de l’art ».

Reconstitution à la Tate Modern (Londres) d'une installation "Proun" de Lazar Lissitzky

Ce qui est en jeu, dès lors, c’est le refus d’accorder au spectateur l’autonomie du jugement de goût. Car, lorsqu’il y a un refus des critères et des codes de jugement, nous entrons dans le domaine de l’arbitraire, du fait du prince. L’expression est d’ailleurs assez parlante, car il s’agit bien, tandis que l’égalité a été proclamée il y a plus de deux siècles – et demeure un combat permanent, car « Rien n’est jamais acquis à l’homme » comme écrivait Aragon – de proclamer une suprématie de quelques prétendus « initiés ». Il y a là quelque chose qui évoque le dandysme, à la différence – majeure – que le dandysme de Brummell, de Balzac, de Baudelaire, de Huysmans, de Wilde ou de Barbey vouait un culte à la beauté, donc à la forme. Mais l’hypocrisie vient de ce que cet élitisme, cette volonté de surplomb, ne s’affirment pas du dandysme ou d’un aristocratisme. Or, ce refus de laisser au spectateur une autonomie du jugement esthétique par abolition des critères d’évaluation, le blanc-seing laissé dès lors à l’arbitraire de quelques « experts », rappellent le refus de ces prétendus « intellectuels de gauche » qui méprisent le peuple et la possibilité de son autonomie de décision, qui se disent démocrates mais méprisent la démocratie quand elle les contredit, de ces « experts » en économie qui tout comme les « experts » en art nous commandent de nous taire en disant « vous ne savez rien, laisser-nous faire ».

Or, pour émanciper un individu comme un peuple, pour véritablement être égalitaire, il faut reconnaître l’égale dignité des individus et fournir des outils. Mais l’« art contemporain » ne souhaite pas fournir d’outils d’émancipation. Il ne veut, pour l’essentiel, que se poser en une caste à part, une caste de snobs sûrs d’être des « initiés » au-delà de la multitude ignorante, acceptée seulement si elle accepte sans broncher son arbitraire et ses âneries « participatives » sans propos, sans danger, sans force, sans beauté. Ce NON-ART qui se dit « art contemporain » n’est en fait qu’une formulation parmi d’autres du libéralisme et de sa soif d’illimitation, de son égoïsme poussé jusque dans l’arbitraire des symboles, et qui veut abolir toute limite, toute frontière, qu’elle soit géographique ou douanière, morale ou esthétique. Ce non-art est gazeux (je renvoie à Yves Michaud), il ne veut rien de solide, rien de fort, rien de grand, rien de beau (c’est du vent, quoi). Il est terrifié d’affirmer une vision, de partager ; il se fiche de reconnaître au spectateur la dignité d’un sujet ; il refuse de parler le même langage que lui.

Ce non-art est ce qu’il faut à la bourgeoisie libérale : une chose vide de danger et dont la valeur unique réside dans l’ascendant social qu’elle procure au snob qui se pense plus avancé que les autres, plus « progressiste ». Les avant-gardes ont donc perdu leur bataille contre la bourgeoisie – ce qu’elles auraient dû réaliser dès le futurisme, dont le Manifeste parut en une du Figaro, et qui fut essentiellement l’esthétique du capitalisme industriel.

2 commentaires

  1. 28 février 2012 à 9:27

    c’est vrai que l’invitation à participer qui se veut democratique ludique, ressemble au conseil amical du voisin Blaise Pascal: « faites semblant de croire et bientôt vous croirez ».
    Ce qui me frappe aussi dans nombre des oeuvres, c’est que elles ne permettent aucunes identifications ou implications de la part du regardeur, elles evacuent ainsi l’individu et la pensée, bref l’engagement personnel, bien la marque d’une époque. ça pouvait être aussi la marque de la vogue pour certaines formes d’abstrait, à une époque; mais au moins pouvait -t-on les prendre pour de l’art déco , chose bien difficile avec les conceptuels , les performants et tutti-quanti

    • 28 février 2012 à 9:50

      Bonsoir M. Pezzatti. Ravi de recevoir un nouveau commentaire de votre part.
      Concernant votre remarque sur l’absence d’identification et d’implication, je vous renvoie à un court essai d’un philosophe espagnol, qui parut en 1925 : « La déshumanisation » de l’art. J’en parle dans un commentaire de l’article sur Audrey Cottin (https://blablartcontempourien.wordpress.com/2012/02/16/no-comment-ou-presque-pour-audrey-cottin-au-jeu-de-paume/). Je vous colle l’extrait : Il s’avère que je lisais hier soir “La déshumanisation de l’art” de José Ortega y Gasset, qui dès 1925 observait et pressentait ce qu’allait devenir l’art — au demeurant, constatons avec honnêteté que tout ce que l’art contemporain fait aujd n’est que déclinaison et compulsion de répétition de ce qui s’est passé de 1908/12 jusqu’au début des années 30 (abstraction, logorrhées théoriques, installations constructivistes, ready-made, performances et provocations futuristes et dadaïstes, bruitisme, cinétisme, art corporel…), sinon au temps des Arts Incohérents (dont il faudra bien qu’on parle ici). Ce qui était alors une gifle et une belle moquerie est devenu un académisme du néant, l’affirmation du RIEN.
      Ortega y Gasset, disais-je, posait, entre autres choses que le “nouvel art” du début du XXe siècle (poésie, musique, peinture) s’était vidé des affects et percepts, pour devenir neutre, comme extérieur à la vie vécue, tenant le réel à distance et refusant de le copier, de le dupliquer, de faire illusion, pour rechercher à la place l’IDEE. Ainsi, estime-t-il, on ne voit plus une pomme “humaine” (càd telle que la perception, la subjectivité humaines en général la perçoivent), mais l’IDEE d’une pomme. L’art ne cherche plus à aller vers le réel, mais à aller CONTRE le réel. En somme l’art devient un formalisme, à rebours en somme – du moins estime-t-il – du romantisme et de son culte lyrique de l’ego (cependant, malgré les ambitions, nous pouvons estimer qu’un Malevitch et un Mondrian, avant d’être des objets “neutres” sont des Malevitch et des Mondrian…). Première chose. La seconde chose qu’il note à la fin de son essai, c’est que l’art a cessé d’être sérieux (ce que dit aussi Gilles Lipovetsky, bien plus tard : https://blablartcontempourien.wordpress.com/2011/07/30/lart-a-cesse-de-faire-serieux-gilles-lipovetsky/). L’art est devenu une farce, une chose comique, mettant à bas la hiérarchie des valeurs et tout le sérieux afférent, provoquant une joyeuse régression puérile, qui était sans doute nécessaire un temps, mais qui est devenue chose ordinaire. Si bien que, au fond, l’art contemporain n’est en bonne partie qu’une gigantesque farce puérile (https://blablartcontempourien.wordpress.com/2012/02/15/lartiste-un-grand-gosse-qui-veut-faire-linteressant/). Et il n’est pas rare que vous sortiez d’une galerie d’art comme vous sortiriez d’une salle de jeux d’un enfant, en vous disant : c’est amusant, c’est créatif, mais c’est de la gaminerie.

      Je renvoie aussi vers cette citation de Kandinsky : https://blablartcontempourien.wordpress.com/2012/02/05/kandinsky-lartiste-en-general-na-que-peu-a-dire-il-lui-suffit-dune-nuance-insignifiante-pour-se-faire-connaitre/

      N’hésitez pas à faire suivre !

      Merci et à bientôt.


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